Ode au sandwich

Vert, Feuilles, Légumes, Pain, Sandwich, Petit Déjeuner

« Le sandwich, c’est l’authenticité incarnée. » (Un sandwich à Ginza, 2019)

Savourer un bon sandwich constitue une de mes grandes joies gourmandes, voire gloutonnes.

Pour l’amoureux du sandwich, pris dans l’irrépressible inspiration du moment, l’humble cérémonie de la préparation est un moment festif. Appétence ambivalente entre dégustation et dévoration. Une célébration intime, un entre-soi qui se niche entre deux tranches accueillantes.

Si le faiseur de sandwiches ne le prépare pas (que) pour lui-même, il n’en reste pas moins un amoureux du mets. D’une recette improvisée ou apprivoisée, le sandwich révèlera toute l’étendue de son caractère hospitalier.

Tour de mains du jeu édifié de couches s’ajustant dans la promiscuité de la garniture et de l’assaisonnement. Petit câlin domestique.

Prise en main d’un pain moelleux à souhait (egg salad sandwich), jambon beurre à la baguette légèrement molle et aux bords craquelants, bun capitonné et humide (burger), enroulement tiède, tendre et ferme (pita de gyros).

Confection charnelle, cavité humide selon les circonstances, antre de la gourmandise spontanée.

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*Lecture d’inspiration gourmande que je recommande chaudement : Un sandwich à Ginza (Éditions Picquier, 2019), de Yôko Hiramatsu et illustré par le grand Jirô Taniguchi.

*Pour faire de bons sandwiches, une petite sélection d’adresses pour les parisiens ou ceux qui y seraient de passage :

-Boulangerie japonaise Aki (Paris 2ème) : leur pain de mie carré, typiquement japonais, est sans doute le meilleur pour un assortiment de cream tea sandwiches ou un simple club sandwich.

-Boulangerie Dupain (Paris 11ème) : des choix de qualité sur une grande variété de pains pour se préparer un bon sandwich en baguette.

-La Grotte de Chypre (Paris 5ème) : pour manger un vrai gyros à la grecque (mon expérience athénienne m’a rendue intransigeante et je reste dans l’incompréhension de la file d’attente pour Le Petit Grec, quasi en face). Des brochettes parfumées, une bonne pita et un accueil très sympathique.

-Tzeferakos (Paris 5ème) : dans la tranquillité de la rue Monge, non loin des Arènes de Lutèce, on retrouve la nonchalance grecque. Pita savoureuse. Prendre son temps, personne ne se presse ni pour cuisiner ni pour manger.

-Saravanaa Bhavan (Paris 18ème) : Le paratha feuilleté à souhait quand on le déchire à pleine main, une fois cuit au tawa. S’il était aussi réussi dans tous les restaurants indiens, il détrônerait aisément le naan.

Une fille de passage

Les bras ballants, muette, entre elle qui me souriait et ce dos large qui me dédaignait, je m’étais éclipsée, les mains vides, sans le journal que j’étais venue chercher, un peu vexée mais amusée tout de même, hésitant entre l’envie de rire et celle de m’indigner, ne comprenant rien, ou plutôt finissant par comprendre ce que je n’avais jamais, jusque-là, voulu voir : que lui et moi, sans doute, n’avions pas tout à fait vécu la même histoire.

Cécile Balavoine, Une fille de passage (2020)

Une fille de passage

Couverture du roman (photo extraite du site des éditions Mercure de France)

Second roman de l’auteure Cécile Balavoine, Une fille de passage vient tout juste de paraître aux éditions du Mercure de France. Sorti à la veille du confinement, je lui souhaite une aventure heureuse, maintenant que les librairies rouvrent doucement leurs portes.

Étudiante française à NYU (New York University), Cécile suit les cours du charismatique Serge Doubrovsky, écrivain de renom et auteur du concept d’autofiction. À la même période, la jeune femme et deux autres étudiants s’installent dans l’appartement du professeur qu’il met à leur disposition, le temps d’un séjour à Paris. Cécile s’imprègne du lieu de vie de cet homme comme, avant leur rencontre, elle s’était immergée dans l’écriture de ce dernier en lisant son œuvre. Les espaces comme les objets de l’appartement deviennent des pages où se lisent la vie amoureuse de Doubrovsky et la naissance de leur relation singulière et intime.

C’était troublant de le voir enfin, après m’être délectée de ses tragédies, de ses frasques, de ses ébats, au bord d’une piscine, dans un jardin, dans des trains, entre mes draps, sur des bancs.

Une fille de passage répond à Un homme de passage (2011). Disparu en 2017, l’écrivain a beaucoup écrit sur les femmes de sa vie dont Cécile Balavoine, devenue Céline dans son récit. Elle offre ici sa lecture de leur histoire durant laquelle, au fil des années, cet homme est devenu confident, soupirant, lecteur, de « Chair Serge » à « Doudou ».

Dans les premiers chapitres, un soupçon gothique règne dans l’atmosphère de cet appartement confortable, qui sera souvent le théâtre de leur tête-à-tête. Comme dans Rebecca (1938) de Daphne du Maurier, le souvenir des amantes passées s’installe dans le présent de Cécile. Cette dernière oscille entre prendre ses marques dans l’appartement et trouver sa place dans l’espace intime de cet intellectuel séducteur qui, comme elle se le répète au cours de leur histoire, « a presque l’âge de son grand-père ». Lorsque Doubrovsky entre en jeu et se réinstalle dans l’appartement, le roman glisse dans l’intensité de leur rapport lors de dîners intimes, d’un séjour incongru dans le même hôpital et à Paris.

Je percevais des fragments d’elle, de ce qu’elle avait pu être, de ce qu’elle était peut-être encore un peu, conservés entre ces murs et ces cloisons, fragments flottants ou fossilisés entre les joints, dans les gonds, les cadres et les battants, dans les gaines, les huisseries, l’encadrement des portes, sur le seuil de chaque chambre, il me semblait qu’elle s’était incrustée dans les moindres lézardes.

Cécile Balavoine avait vingt-cinq ans lorsqu’elle a rencontré l’écrivain, alors proche des soixante-dix ans. Elle offre un regard présent et sensuel sur la riche complexité de leur relation. Chacun s’égare et se rattrape dans cette fine observation des plis, des doublures et des odeurs qui constituent l’étoffe d’une intimité entre deux personnalités, au gré du temps et des aspirations.

 

Ça commence bien en général

ça commence bien

Couverture de Ça commence bien en général (éditions La tête ailleurs)

J’étais en position d’attente et, pour tenir, je me fabriquais des nœuds dans la gorge. Je n’avais plus d’équilibre, je me rigidifiais pour ne pas tomber. Dans une dernière tentative pour me détendre ou paraître naturelle, j’ai passé mes mains dans mes cheveux. Trop gras. Et avec mon rouge à lèvres resté sur le verre, je ne pouvais que me sentir moche avec, encore, l’envie de fuir.

Ça commence bien en général (2019) est le titre du premier roman d’Edwige Ceide Sylvestre, publié aux éditions La tête ailleurs. Librement inspirée de sa propre expérience, l’auteure fait entendre la voix d’une trentenaire française dont le coup de foudre avec un américain à New York, au début des années 2000, sera le début d’un long mirage amoureux. Au rythme de flashbacks lancinants qui donnent à sentir l’intranquillité, cette relation rêvée se transforme, se délite lentement au gré des aléas du corps, de l’évolution des modes de communication et des doutes persistants. Le désir vibrant de vouloir être aimé.e et le laborieux cheminement face à l’équilibre précaire d’une relation constituent l’une des multiples facettes de ce roman. Edwige Ceide Sylvestre raconte une histoire d’amour et, surtout, elle livre l’histoire d’une tentative de se situer psychiquement et physiquement (Saint-Denis ? New York ? Haïti ?).

Je viens d’une famille haïtienne où les filles sont conditionnées dès l’enfance aux trois « L »: Lécol, Légliz, Lakay. Il n’y avait pas de place pour l’éducation sentimentale.

Elle porte un regard franc et honnête, qui constitue l’aspect universel de son propos, tout en ne négligeant pas la difficulté de composer avec une double culture (française et haïtienne). De ces aspects, elle porte un point de vue féminin rafraîchissant grâce à un assemblage de petits décalages insolites qui ponctue la vie de l’héroïne : la scène amoureuse récurrente sur la banquette en skaï du dinner DENNY’S à New York, des cours d’écriture créative à Sarah Lawrence à la légèreté des tubes mainstream des années 90,  des voyages éreintants de la ligne 13 à l’escapade amoureuse en Italie.

À contre-courant d’une Carte du Tendre « Paris-New York » attendue, ce récit porte le charme franc de la banalité du quotidien qui rythme petits et colossaux malentendus amoureux.

Prendre, reprendre une langue

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Alice rencontre le Dodo (Illustration de J. Tenniel pour Alice au Pays des merveilles). Le dodo s’est éteint à l’arrivée des colons hollandais à Maurice. Grâce à l’anglais Lewis Carroll, ce drôle d’oiseau est désormais l’un des ambassadeurs de ce livre qui s’amuse du langage et de ses règles.

À Anaïs.

                 Le créole est ma langue maternelle. Il l’est dans la mesure où il a été couramment pratiqué par ma mère sur l’île où elle est née et a passé toute son enfance. Pourtant, le créole, par son oralité, n’est pas encore considéré comme une langue, d’après les codes occidentaux. Un patois, un dialecte tout au plus. Une sous-langue. Car la langue se doit d’être écrite, marquant l’empreinte de l’imprimerie importée par les colons français, anglais, néerlandais, sur mon île d’origine. L’inscrire sur du papier, écrire la langue serait l’ultime façon d’acquérir une existence légitime.

          « Quelle est votre langue maternelle? », cette sempiternelle question des formulaires identificatoires me trouble, me dérange encore aujourd’hui. Petite, elle me mettait dans un embarras sur la réponse appropriée. J’étais prise d’une honte double, celle d’être héritière de cette « fausse » langue et celle d’étouffer ce qui me semblait la véritable réponse. Dans cette formule, ce n’est pas tant la question de la transmission filiale qui importe mais l’interrogation sur la terre natale, autrement dit, « quelle est votre langue natale ? ». Dans mon cas, je suis née à l’Hôpital Bichat à Paris où je suis sortie du corps de ma mère pour exister sur le territoire français. Ma mère a été mon premier territoire. Est-ce pour cela qu’on parle de langue maternelle, celle où le corps maternel se confond avec celui du territoire géopolitique qui m’accueille ? Ceci est encore une autre histoire.

            Le territoire, les langues, ces espaces où démarre la transmission filiale : corps de la mère, langue de la mère, éternel retour matriciel. L’île Maurice, territoire de mes parents et de mes ancêtres, a été le fruit de colonisations successives avant de devenir un pays multi-ethnique et plurilingue. L’anglais trône en langue officielle, autrement dit la population mauricienne dans son ensemble se doit de s’exprimer en anglais dans les institutions bureaucrates et elle est celle de l’apprentissage scolaire, toutes matières confondues. Le français agit officieusement, résidu persistant de la colonisation perdue en pleine guerre napoléonienne. C’est la langue des touristes, celle des français toujours attachés à cette île qui elle aussi est attachée à cette langue. Toponymie mauricienne : Bois Chéri, Poudre d’or, Pointe aux Canonniers, Mare aux Vacoas, Rivière du Rempart, Terre Rouge…Et puis, enfin, le créole, la langue de la rue, de la maison, la langue de la vie. Curieux mélange de vieux français, de bouts de dialectes indiens et africains, de bribes de mandarin. Il y aurait aussi à dire sur les langues des aînés, parfois encore pratiqués à la maison : le telugu, le tamul, le bhojpuri etc.

        Désormais, le créole s’imprime dans les livres grâce aux éditeurs et auteurs mauriciens qui la revendiquent. Ils font sonner les mots sur le papier comme le délicieux Comeraz dan vilaz (Commérages dans le village) de Jan Maingard. Un dictionnaire créole, aux rééditions constantes, existe désormais. Nathacha Appanah, écrivaine mauricienne qui écrit en français, parle de « la truculence » du créole. Il y a en effet quelque chose de délicieusement malicieux dans le créole. Les langues des colons ont fusionné dans ce garam masala langagier dont la saveur phonétique me réjouit.

            J’ai appris le créole à cinq ans lors de mon premier voyage à Maurice. Je n’ai rien perdu de sa compréhension mais à notre retour en France, ma mère a préféré me couper de cette langue familiale, celle des jeux avec mes cousins. Elle a intégré le réflexe des colonisés et, par peur de mon échec scolaire, a décidé de ne pas m’encourager à pratiquer sa langue. La France, les institutions mauriciennes me rappellent toujours à l’ordre auquel ma mère m’a préparé sur mon identité langagière : le créole n’est pas une langue, on ne peut pas suffisamment la prendre au sérieux pour la déclarer pratiquée, la faire imprimer sur des documents officiels. Par souci de cohérence éducative « à la mauricienne », ma mère m’a aussi inculqué l’anglais dès le CP, tous les soirs avant le coucher. Mon affinité pour cette langue est sans doute liée à ces instants maternels où j’avais ma mère rien que pour moi, à l’aise dans son rôle de professeure de langues (qu’elle occupait à Maurice), suffisamment présente pour que j’intègre l’anglais comme une langue maternelle, secrète, officieuse. Un lien souterrain entre ma mère et moi.

Écrire de loin

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Écrire de loin…éloignement géographique, mise à distance temporelle. Une mise au point au moment présent. Là, maintenant. Un îlot émerge à partir d’une attention flottante.

Un archipel, une tempête, un cyclone. Vagues, flux et reflux, remous des profondeurs.

Écrire loin d’où je vis, au plus près de ce qui constitue mes racines. Cet océan-là. Là-bas.

Mots mal placés, maux déplacés. Des trous béants dans la parole à l’autre. Une impossibilité de se livrer mutuellement. Une impasse de communication. Pourquoi chercher à s’éloigner parmi les mots ? Où sont les anses ? S’écarter, s’écarter toujours un peu plus. A l’envers. A contre-courant.

La mémoire, le langage si loin.

 

Une page blanche

               Un professionnel du livre me confiait récemment que son album jeunesse préféré était Le Boréal Express (The Polar Express, 1985) de Chris Van Allsburg. Compte tenu de mon échange passionnant avec cet homme et de l’installation de la saison froide,  l’envie de m’y replonger s’est naturellement imposée. Revenir à la neige, au blanc, à la page….

Je possède une édition en anglais, publiée à l’occasion des dix ans de l’album. Elle s’ouvre sur une préface rédigée par l’artiste sur une feuille de calque, insérée entre les pages de garde au papier gaufré couleur châtaigne et celle du titre. Dans une écriture manuscrite à l’encre marron légèrement brillante, Van Allsburg raconte à son lecteur la genèse (une autre histoire) de son histoire, inspirée d’une rencontre avec un petit garçon aux allumettes qui lui aurait vendu une étrange clochette. Un croquis laisse deviner sa silhouette de dos, celle d’un cousin proche du prince interstellaire de Saint Exupéry. Une constellation de flocons de neige tourbillonnent autour de lui…des petites planètes de neige scintillantes…des étoiles de neige tombent de mon esprit sur le voile blanc du papier calque.

La semi-transparence du papier me fait l’effet d’un léger manteau de neige que je viens de déposer sur la page devenue toile. Tissu flou, lisse, minéral, glacé. Soulever enfin le délicat rideau d’une promesse vers le Grand Nord…

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The Polar Express (1985), Chris Van Allsburg (pour la présente édition Houghton Mifflin Company, Boston, 1995)

 

Mots chuchotés à Benoît Peeters

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            Il y a parfois des rencontres inédites, insoupçonnées qui vous ouvrent les yeux, éveillent votre curiosité ; en somme, (r)éveillent et stimulent. Nous avons tous des auteurs et artistes, morts ou vivants, qui nous accompagnent par leurs œuvres comme des amis de longue date comme autant d’influences bienveillantes. Des compagnons, souvent pour la vie.

Et puis, il y a aussi ces rencontres hasardeuses ou provoquées où l’un est stimulé par l’autre sans que ce dernier soupçonne votre présence physique, que ce soit lors d’un concert, d’une lecture ou d’une conférence. C’est mon cas avec le chercheur et auteur Benoît Peeters. J’ai suivi régulièrement durant deux années son séminaire sur les images au Musée des Arts et Métiers*. Peeters est un érudit généreux à l’enthousiasme contagieux : il se balade dans le monde de Tintin dont il est expert, il a créé Les Cités obscures avec François Schuiten, il est passionné de biographies, de Barthes et de cuisine. De tous ces mondes, il parle ou plutôt il conte, il « performe » naturellement avec des intonations desquelles transparaît sa joie de transmettre, l’œil toujours brillant et malicieux.

J’ai assisté régulièrement aux séminaires du premier jeudi du mois après 8h de travail peu nourrissant intellectuellement. Je dégustais ses paroles et son point de vue, exténuée par la fatigue de la journée et en même temps stimulée par ses propos. Heureuse de ressortir l’esprit rempli de trésors d’images, Winsor McCay, Roland Töpffer et beaucoup d’autres, avant de regagner la sortie du musée, frôlant du regard le pendule de Foucault et levant le nez vers le maelström d’inventions de la Chapelle des Arts et Métiers…

Des images et des espaces suspendus, géniaux, portés par le talent chaleureux de cet homme.

Benoît Peeters a contribué à mon retour authentique vers les images, celles qui habitent les livres. Etre présente en salle, au contact de sa voix a sans doute inspiré le style de ma propre étude, me promenant dans la recherche amateure, entre plaisir gourmand et exigence du gourmet. Je le remercie par ces mots, comme si je les chuchotais du fond d’une salle de conférence aux Arts et Métiers, discrètement mais profondément.

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Pour les curieux, les admirateurs : Benoît Peeters reprend un mini cycle sur les images en novembre prochain, cette fois-ci à la BNF (Paris). Plus d’informations :

https://www.bnf.fr/fr/agenda/les-conferences-leopold-delisle-la-bande-dessinee-entre-la-presse-et-le-livre-1

*https://www.youtube.com/user/peetersvladimir/videos

Lettre à Greta

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               Une lettre belle et honnête à l’attention de Greta Thunberg, rédigée par l’essayiste Laurent de Sutter sur la RTBF et que je ne résiste pas à reproduire ici. Un regard admiratif à l’égard d’une jeune personne qui réclame à ce que son discours soit pris au sérieux, parce que l’enjeu est terriblement sérieux et universel, à l’adresse de figures d’autorité souvent condescendantes, encore embuées dans la vieille et persistante croyance que leur position et leur expérience prévalent sur la parole d’un autre, en apparence plus « démuni » d’expérience (en quoi, d’ailleurs?).  Sa jeunesse a le mérite du discours limpide, parcouru par l’émotion : en quoi cela ne mérite-t-il pas d’être légitime ? Quand je l’écoute, je pense aux enfants qui crient à l’abus de leurs parents mais, faute de pouvoir se défendre et d’être soutenus, se résolvent au silence. L’enfance, la jeunesse mérite d’être prise au sérieux parce que sa voix va bien au-delà d’elle. Elle n’a pas le souci réfléchi de la censure. La parole révoltée révèle, d’ailleurs, le plus souvent un trouble dans l’environnement familial. Greta Thunberg le fait à grand échelle et sa voix circule…

 

Laurent de Sutter : « Chère Greta Thunberg, il y a quelque chose de possible »

Chère Greta,

Je n’aurais jamais imaginé vous écrire une lettre un jour. Vous et moi appartenons à des mondes si différents. Vous êtes une jeune fille du 21e siècle, je suis un homme du 20e. Vous êtes remplie de l’espoir de ceux qui pensent qu’ils peuvent changer le monde, je suis le spectateur mélancolique et velléitaire de sa déréliction.

Ce n’est pas que je n’aie jamais voulu m’engager moi-même. Au contraire, je l’ai fait à plusieurs reprises – et je compte bien le faire encore. Mais c’est que mon engagement à moi était un engagement sans effet. C’était celui d’un homme qui a sans doute passé trop de temps à lire, et qui imaginait qu’un combat, quel qu’il soit, a quelque chose de romantique – d’irrésistiblement érotique, même.

Je dois bien l’avouer, chère Greta : mes combats étaient des combats de rêveur, de bourgeois qui s’imaginait qu’il pourrait faire la révolution depuis son salon ou une terrasse de café. Le vôtre, par contraste, ne doit rien au livre ou au rêve. Il est un combat brutal et beau, avec des forces infiniment supérieures en nombre et en pouvoir – des forces qui vous ont vue entrer en scène en ricanant, puis en tentant aussitôt de vous oublier. Ce n’est que lorsque vous êtes revenue, puis revenue encore, jusqu’à occuper la totalité de l’espace qu’ils considéraient leur appartenir en propre, celui des médias, qu’ils se sont inquiétés.

Ils ne vous ont jamais prise au sérieux, pas plus que les dizaines, les centaines de milliers de camarades qui vous ont rejoint tout autour de la planète. Mais tant que vous demeuriez une curiosité, ils pouvaient vous considérer comme telle, avec tout le paternalisme répugnant de ceux qui se sentent au-dessus de tout. Puis, à un moment donné, ils se sont rendu compte de l’avance que vous aviez prise sur eux – de tout ce que vous représentiez, et qu’ils vomissent : le courage, la probité, l’intensité, la joie. Alors, ils ont commencé à libérer leur haine.

Ils vous ont accablée d’insultes, chère Greta. Ils ont raillé votre physique, votre condition mentale. Ils ont moqué votre savoir, dont, soudain, ils faisaient semblant de prétendre qu’il ne recouvrait qu’une partie du problème. En somme, ils ont fait ce qu’ils font toujours : tenter de vous faire passer pour une demi-débile, une naïve en peu demeurée, un attrape-nigaud pour adolescents aux hormones en pagaille. C’était laid. C’était moche. C’était bête. Et, surtout, c’était méchant.

Vous avez pris un bateau à voile qu’on vous prêtait plutôt que l’avion afin de vous rendre aux Etats-Unis pour défendre la cause qui est la vôtre, parce que telle était votre conviction – et même cela vous a valu les railleries et les insultes des malins, des instruits, de ceux qui savent mieux. Vous ne semblez pas en avoir été trop affectée. Tant mieux.

Sachez-le, chère Greta, le spectacle de votre droiture, de votre indifférence, me fait un immense bien.

 

C’est un spectacle qui, pour une fois, ne réclame aucun commentaire, aucune critique – ni, non plus, aucune adhésion ou aucune foi. Vous n’êtes pas une sainte, une martyre ou une héroïne. Vous ne nous sauverez pas – et, du reste, telle n’est pas votre prétention. Nous ne nous sauverons que nous-mêmes, si nous nous décidons, de la même manière que vous ne réclamez d’être fidèle qu’à vos choix, qu’à votre désir.

Non, chère Greta, le spectacle de votre indifférence signifie autre chose. C’est un spectacle qui veut dire : il y a quelque chose de possible, ici, maintenant, en dehors des salons et des terrasses de café. En dehors aussi des parlements et des officines de presse. Il y a quelque chose de possible, pour autant que nous apprenions à réagir aux discours et aux menaces de ceux qui sont au pouvoir avec la même indifférence que celle que vous manifestez à leur égard. Ceux qui menacent parce qu’ils ont le pouvoir sont sans importance, car, ce pouvoir, ils peuvent le perdre. D’ailleurs, ils l’ont déjà perdu – et ils le savent.

Très cordialement à vous,

Laurent de Sutter

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Lettre que j’ai découverte via le compte Twitter de Benoît Peeters. Vous pouvez aussi lire et également écouter la lettre sur le lien suivant de la RTBF :

https://www.rtbf.be/lapremiere/article/detail_laurent-de-sutter-chere-greta-thunberg-il-y-a-quelque-chose-de-possible?id=10320375

L’effet monstre

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Saturne dévorant un de ses fils, Francisco de Goya (1819-1823, Musée du Prado)

Un effet monstre, c’est ce qui provoque une empreinte irradiante. Il désigne une intensité épidermique et aussi un phénomène dévastateur. Parfois, les deux sont étroitement si les (faux) hasards de la vie placent sur votre chemin une rencontre hautement toxique. C’est ce qui transparaît dans la série britannique Sally4ever ( HBO et Sky Atlantic, 2018) de Julia Davis.

Sally, personnage transparent qui ne fait pas de vagues, s’ennuie ferme auprès d’un fiancé qu’elle n’aime ni ne désire jusqu’au jour où son regard croise celui de la séduisante Emma. Après une relation au démarrage hautement sexuel, Emma emménage avec Sally et se révèle vite une personnalité étrangement envahissante ou comment l’une va dévorer l’autre…

De ce drame apparent, Julia Davis tire une trame drôle, très drôle à condition d’être amateur d’humour noir, très noir car l’organique est très présent ( je renvoie à la scène du glouton qui explose dans Le sens de la vie des Monty Python à l’univers des frères Farrelly). Sécrétion, vomi, matière fécale parfument et ponctuent les 7 épisodes de la saison 1 : Sally4ever est donc une série littéralement ordurière, trash.

Car le glamour d’Emma est de façade. Très vite, elle se révèle une Narcisse perverse qui va brusquement tout faire vaciller, tout troubler chez Sally, à la fois sexuellement et psychiquement. Sally est « inodore », empêtrée dans le mal-être et un comportement compliant, et ce c’est ce qui fait d’elle une proie que chacun irait bien déguster (du fiancé en passant par ses collègues et sa patronne). Parce qu’à force de ne pas « être », Sally suscite le fantasme autour d’elle : chacun(e) peut projeter sur elle ce qu’il.elle veut comme une surface offerte. Emma l’a bien compris et c’est son empiètement sur la vie de Sally qui est dévoilé épisode après épisode.

Emma est belle et charismatique comme elle est une personnalité infecte dans son attitude maltraitante et son penchant pour la matière abjecte. Le pervers et l’abject = le pervers est abject. C’est là, le tour de force de cette série : enfoncer le clou sur ce que provoque insidieusement ce type de personnalité corrosive. Le personnage d’Emma est déroutant et c’est ce qui amène à une série drôlement dégoûtante. Les personnages sont caricaturaux, leurs choix et attitudes poussés à l’extrême, témoignant des failles qui habitent et abîment chacun. Emma en est le point culminant.

J’ai ri, beaucoup ri aux éclats à la manière d’un rire jaune qu’on m’aurait enfin laissé dérider. « Rendre » par le rire. Une expérience bien digérée, donc.

 

Les mots et les mets

profiterole

Les mots et les mets, deux choses qui me rendent particulièrement gourmande. Le mot comme mets. Je salive de la sonorité et du sens d’un mot inédit comme je lorgne parfois de façon appuyée et indiscrète sur l’aspect d’un plat. Besoin irrépressible de goûter un mot s’il me tente, le mettre en bouche, m’en emparer…parfois avec gloutonnerie. Le plus souvent, prononcer encore et encore comme lorsqu’on savoure bouchée après bouchée. Encore plus délectable lorsque l’enveloppe est déjà bien remplie de son sens.

Dodu. Rondeur bien garnie, sécurisante. Dodeliner. Bercement dorlotant, musical qui contient déjà le début de la somnolence.

Bourdon. Bestiole bombée et duveteuse. Le son se courbe en prononçant ces b, ces o, ces d qui en dessinent les contours. En anglais, bumble-bee, des petits bonds à l’oreille, un bourdonnement.

 Le sens et le son du mot : petit festin quand cet assaisonnement provoque un éclat délicat dans ce qu’il déploie à l’esprit et à l’oreille de celui qui le ressent, quitte à n’être qu’un plaisir gourmet solitaire, réjouissant quand un autre en reçoit toute la saveur.